mardi 24 mars 2015

Le détroit des Dardanelles comme discidium dans le mythe de Léandre et Héro (Ovide, Héroides, XVIII et XIX)

Ei mihi ! cur animis iuncti secernimur undis
Unaque mens, tellus non habetuna duos ? (Ovide, Héroides, XVIII , 125-126)

Hélas ! Joints par les cœurs pourquoi sommes nous séparés par les ondes ?
Un seul esprit nous possède tous deux, pourquoi pas une seule terre ?


William ETTY, Héro et Léandre, 1828 (Tate)


Le thème récurrent dans l'élégie latine de la séparation amoureuse, le discidium, prend dans le mythe de Léandre et Héro toute sa matérialité. En effet, les deux amants sont précisément séparés par le détroit des Dardanelles qui disjoint la ville de Sestos, sur la rive européenne, de la ville d'Abydos, sur la rive asiatique. Pour rejoindre Héro sur la rive européenne, Léandre traverse le détroit à la nage, la nuit, lorsque la mer n'est pas agitée. Héro attend Léandre chaque nuit du haut de sa tour en l'éclairant par une lanterne afin de lui montrer le chemin. Mais, alors que la lampe de Héro s'éteint et que Léandre est pris dans une tempête, ce-dernier se noie et échoue sur la rive européenne. Héro se jette alors du haut de sa tour. 


Jean-Joseph TAILLASSON, Léandre et Héro, 1798 (Beaux Arts de Bordeaux).

Dans les Héroides XVIII et XIX d'Ovide, le détroit devient l'expression même du désir de l'Autre. Ce si mince bras de mer ("tam brevis ... aqua", XVIII, 174) constitue la métaphore de la force qui unit Léandre et Héro, une force tiraillé par l'antagonisme du Même et l'Autre. Les deux amants sont si proches, mais, pourtant, irrémédiablement séparés par cette frontière que constitue déjà le détroit des Dardanelles :

Quid mihi, quod lato non separor aequore, prodest ?
Num minus haec nobis tam breuis obstat aqua ?
An malim dubito toto procul orbe remotus
Cum domina longe spem quoques habere meam.
Quo propius nunc es, flamma propiore calesco,
Et res non semper, spes mihi semper adest
Paene manu, quod amo (tanta est uicinia) tango ;
Saepe sed heu ! lacrimas hoc mihi « paene » mouet.
(Ovide, Héroides, XVIII, 173-180)
De quoi me sert de n’être pas séparé de toi par une large mer ? une onde si étroite est-elle pour nous  un moindre obstacle ? Je me demande si je n’aimerais pas mieux être relégué à l’écart du monde entier, avoir et mon espérance et ma maîtresse lointaines à la fois. Plus proche tu es de moi maintenant, plus proche est la flamme dont je brûle ; la réalité n’est pas toujours à ma portée, l’espérance y est toujours. Je touche presque de la main celle que j’aime, tant elle est voisine ; mais souvent, hélas ! ce « presque » fit couler mes larmes. (Traduction M.Prévost, Belles Lettres, Paris, 1928)

La reprise du terme "paene"(presque) mime précisément l'intangibilité des deux amants, et, symboliquement, des deux continents. Ainsi le caractère absurde mais fondamental de la frontière est-il métaphoriquement souligné : le détroit est une frontière arbitraire qui sépare deux territoires si proches l'un de l'autre, mais pourtant si éloignés par ce même bras d'eau. Dans son article « Le simulacre et l'empreinte : poétique de l'image de l'autre dans les Héroïdes d'Ovide » (Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°2, 2005), Hélène Casanova-Robin analyse la figure de l'Autre en tant que imago absentis ("image de l'absent") et moteur de l'illusion amoureuse. En effet, les Héroides XVIII et XIX sont respectivement la lettre de Léandre à Héro et celle de Héro à Léandre dans lesquelles les amants projettent l'image de l'être aimé dans le champ de leur propre imagination. La séparation matérielle des deux amants est donc dépassée par leur désir amoureux : 

Rupe sedens aliqua specto tua litora tristis
Et, quo non possum corpore, mente feror.
(Ovide, Héroides, XVIII, 29-30)
Assis sur quelque rocher, je regarde tristement ton rivage, 
et aux lieux où mon corps ne le peut , mon esprit me porte. (traduction M.Prévost, Belles Lettres, Paris, 1928)

Le discidium physique est donc ici dépassé par la force de l'imagination mentale et par celle de l'amour. Là se trouve tout l'enjeu de cette commémoration du détroit des Dardanelles en tant que lieu de réconciliation dans la mesure où le mythe de Léandre et Héro interroge l'identité européenne en tant que telle. Il s'agit ainsi de montrer que l'identité européenne n'est pas unique et clairement définie par ses frontières physiques et géographiques, qui peuvent être, elles aussi, dépassées par la Culture.

Le mythe de Léandre et Héro, tel qu'il est rapporté dans les Héroides XVIII et XIX d'Ovide, porte en lui des éléments du discours relativiste et se place ainsi dans la lignée du traitement qui est fait du détroit des Dardanelles par Eschyle dans les Perses. Ainsi Héro écrit-elle à Léandre dans la dix-neuvième Héroides :

Interdum metuo patria ne laedar et impar
Dicar Abydeno Thressa puella toro ;

(Ovide, Héroides, XIX, 99-100)

Parfois je crains que ma patrie même fasse tort  et que, fille de Thrace, l’on ne me déclare indigne d’un lit abydénien. (traduction M.Prévost, Belles Lettres, Paris, 1928)


Semnos, où réside Héro, se trouve en effet sur la côte européenne, en Thrace, région considérée comme semi-barbare par les Grecs eux-mêmes. Il apparaît donc que la côte anatolienne, sur laquelle se trouve Abydos, soit regardée dans l'antiquité comme plus "civilisée" que la côte européenne. Cette inversion de point de vue vis-à-vis de la traditionnelle distinction Occident/Orient met en perspective les apports de la position philosophique du relativisme culturel, selon laquelle chacun est le barbare de l'autre.

William TURNER, Héro et Léandre, 1837, (National Gallery)



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